Entrer dans l'exposition, c'est comme entrer dans une zone indéterminée d'excavations, de fouilles archéologiques, découvrir les restes d'un espace abandonné, les vestiges de ceux qui l'ont occupé. L'espace est dans la pénombre. Les sculptures sont au sol, léchées par une lumière entre chien et loup. Elles apparaissent doucement, lentement. Rien de haut ; tout à ras, comme échoué ici et là. Des dents de tailles démesurées, un tas de cerveaux à échelle 1, un foyer éteint, une entrave collective et derrière un muret, en écho au feu, une silhouette humaine qui apparaît et disparaît dans des voiles de fumée.
Les sculptures sont autonomes mais résonnent entre elles dans une même volonté et sur un même niveau. Elles sont les variations d'une problématique lancinante dans le travail de Rachel Labastie. Tout ici est lié à la condition première incarnée de l'homme ; la vanité ou la vacuité de la chair, l'inexorable et imprescriptible disparition du corps en regard du temps. Les sculptures sont interdépendantes, constitutives d'un discours unique et impitoyable, le déploiement d'une équation, d'un constat sans appel. Le spectateur est ramené à sa propre constitution, ses propres démons, sa propre finitude.
Les différentes sculptures émergent dans un espace plan qui renvoie à l'implacable déploiement du temps. Tout s'étend à ras du sol, dans une linéarité troublante, une énumération potentiellement infinie. L'espace de l'exposition devient un espace temporel indistinct mais empreint de certitudes absolues qu'incarnent tour à tour les dents, les cerveaux, l'entrave et le foyer. Pour «outrageusement figuratives» qu'elles soient, ces sculptures deviennent symboles. Elles distillent les thématiques fortes qui animent l'artiste depuis toujours : l'expérience de la durée et ce qui, dans/par l'obligation, l'inconscient ou le désir nous lie aux autres, voire nous aliène.
L'entrave collective gigantesque qui traverse l'exposition et mène vers le foyer au fond de l'espace impose implicitement un retour ou une reconsidération du groupe, de l'autre. Elle figure pour l'artiste cet aller retour constant, indispensable, obligatoire ou imposé entre notre solitude ontologique et un enchaînement inconscient, voire consentant au nombre, à la masse et ses décisions. L'entrave remodelée qui a bien sûr perdue sa valeur d'usage est ici pour nous rappeler notre condition ou devenir «d'esclaves consentants», dixit l'artiste. L'entrave fait le lien entre toutes les pièces. C'est une ligne transversale structurante, presque la colonne vertébrale inconsciente de l'espace d'exposition.
Un second aspect, fédérateur cette fois, réside dans la représentation d'un foyer éteint, une nouvelle pièce produite au musée de Lezoux. Ce feu est le vestige d'un lieu de rassemblement des corps pour échanger, se réchauffer ; un lieu d'union des solitudes dans un désir et un besoin primal. Rachel le transforme et l'érige en vanité en subtilisant les morceaux de charbon de bois habituels et attendus à d'autres formes et objets presque inconcevables : des os en terre cuite, tous de tailles et de couleurs différentes à même de figurer les os des membres d'une famille. C'est un lieu humble et magistral qui malgré sa radicalité est empreint d'une certaine douceur, d'un apaisement. Il fait état de notre fragilité en transcendant la question de l'absence et de la disparition.
En écho lointain, les dents qui par leur extrême dureté résistent aux aléas du temps et nous survivent. Elles sont grossies monstrueusement pour être déshumanisées. Elles s'autonomisent dans une certaine forme d'incongruité. «Incisives, canines, prémolaires, toutes différentes au sol, sont comme des armes expressives. Elles sont dotées d'une beauté primale, animale, sensuelle. Elles sont pour moi comme des cris»1
Ces sculptures particulièrement singulières dans le paysage de l'art contemporain sont fières de leur aspect hyperréaliste. Leur réalisation est lente, minutieuse, attentive, parfois épuisante de part les matériaux et les techniques utilisées qui requièrent un travail acharné en atelier, parfois accompagné des conseils de spécialistes. Les dents existent après fabrication de moules, technique d'estampage, travail du grès, cuisson et émaillage. L'entrave de groupe a été entièrement modelée à la main, morceaux par morceaux puis assemblée. Les cerveaux en paraffine coulé dans des moules réalisés d'après modèle humain. Rachel Labastie s'implique physiquement dans la réalisation de ses sculptures. Elle habite le temps nécessaire à leur existence.
Leur force réside dans l'ambivalence saisissante entre la violence contenue dans les objets et les matériaux nobles, doux et fragiles qui les constituent : terre cuite, grès, porcelaine. Rachel évoque volontiers à cet égard une douce violence qui persiste dans toutes les œuvres. Elle cristallise l'attention du spectateur qui spectateur évolue en silence parmi des restes qui nous survivent, entre attraction et répulsion.