Pauline Curnier Jardin est une conteuse. Ses projets prennent le plus souvent la forme d’installations pour mêler la vidéo, la sculpture, la performance, la peinture. Tel Ulysse usant de la mètis, Pauline Curnier Jardin se met dans la peau des autres pour donner à voir des métamorphoses et constituer des mondes grotesques qui finissent toujours par ressembler un peu au nôtre. Entretien avec une artiste aux mille tours qui aime «semer le trouble dans l’archétype».
Marie Bechetoille —» Dans tes installations et tes films, un ensemble de personnages grotesques aux multiples facettes est réuni. Comment apparaissent-ils et qui sont-ils vraiment?
Pauline Curnier Jardin —» Quand tu cherches de l’or: tu creuses, tu mets du sable dans le tamis, et le tout filtré tombe dans la batée. Il ne te reste alors plus que les plus petits grains. Puis tu tournes, les grains s’en vont et les choses les plus lourdes comme l’or restent au fond de la batée. C’est très long comme procédé. Au départ, quand j’écris un film, je suis noyée dans une recherche historique, et au fur et à mesure, des personnages émergent. Ils vont endosser un certain nombre de concepts, d’idées, qui me sont indispensables pour parler des sujets qui m’occupent. Le premier que j’ai fait était un film performé, une forme d’expanded cinema et c’était Ah! Jeanne (2006 - 2008), un essai sur la figure de Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc m’intéressait car elle contient beaucoup de sujets historiques, politiques et picturaux. Je me suis dit: «je vais faire le portrait d’un personnage dont il est impossible de faire un résumé parce qu’il évoque trop de choses, mais qui est en même temps un sujet super représenté». En choisissant des sujets qui sont «trop de choses» puis en les filtrant, ce qui m’importe le plus devient personnage. Par exemple dans Cœurs de Silex (2012), le personnage qui est résumé dans le générique par «La Sorcière» n’est pas uniquement ce personnage chamanique qui fait le lien entre la nature et les humains. Elle est aussi «la connasse contemporaine» qui récupère les chantiers où il y a des tas de terre. Dans un univers décrit dans le film comme post ou pré-apocalyptique, où il n’y a plus rien à manger, elle a cette idée brillante de vendre la terre au kilo, seul substitut des habitants pour se nourrir. De plus, elle est la mère d’une enfant hybride qu’elle aurait conçu à la fois avec «l’Occupant» et avec «l’Allié». J’aime jouer avec les archétypes car ils contiennent leurs propres connaissances populaires auxquelles j’ajoute mes recherches et mes fantasmes. D’autres personnages de Cœurs de Silex endossent plusieurs rôles. «L’Allemand» est «l’Occupant», il représente l’ennemi qui occupe le terrain, mais qui dans mon histoire, après des années d’occupation devient l’«immigré-intégré» qui ne comprend pas qu’on ne l’accepte pas comme «tout le monde» au-delà de sa culture. «L’Allié» est un américain qui pleure les gens qu’il a symboliquement tués à Noisy-Le-Sec. Il fait allusion à un commando d’alliés qui, en 1942, voulant débarrasser la ville de l’ennemi nazi bombarde et saccage littéralement les lieux. Il fait des rituels et pose ses mains sur n’importe quel débris de béton qui traîne puisqu’il voudrait récupérer les ruines, les réincarner. L’acteur, Eric Abrougoua, est dans la réalité américain et ivoirien, il cite aussi une histoire des guerres dans laquelle les noirs sont de la chair à canon. Il mélange tout. J’utilise la confusion car je veux semer le trouble dans l’archétype. Cette obsession des archétypes, c’est mon côté Pop!
M.B. —» En tant qu’archétypes, tes personnages présentent chacun des concepts, un mot qui signifie à l’origine «contenir, tenir ensemble». Ils rassemblent l’humain et le non humain, la figuration et l’abstraction, la grande et la petite histoire.
P.C.J. —» Oui, je ne distingue pas vraiment l’humain et le non humain. Je refuse l’idée de «chapelle» et je défends absolument le polythéisme. Je pense que le monothéisme est une des inventions humaines les plus dangereuses. Penser la multitude de l’humain est selon moi la seule façon de ne pas se détester et de fonctionner ensemble. Dès qu’on pense l’individu, l’objet, la nature, de façon «mono», c’est dangereux. Il faut embrasser tout. C’est l’idée de la soupe: on ne voit pas vraiment ce qu’il y a dedans et le goût est fait de tout cela… Je n’aime pas quand les choses sont trop claires.
M.B. —» Pourquoi t’empares-tu de figures telles que Bernadette Soubirou ou Jeanne d’Arc liées à une «chapelle» judéo-chrétienne et occidentale, plutôt qu’à des héroïnes d’émancipation identitaire notamment post-coloniales et/ou féministes?
P.C.J. —» Cette remarque est très intéressante car se pose la question du sujet. C’est compliqué pour moi de réincarner et de représenter des sujets qui sont du côté de la «bonne pensée», parce que cela veut dire que je me place directement de leur côté, du côté des «bonnes» (rires). Je veux dire que représenter un sujet pour moi c’est de l’ordre de l’amulette. Si je représente Louise Michel ou Rosa Luxembourg par exemple, bien que je les admire et qu’elles soient sublimes, il y aura mon nom à côté et c’est étrange pour moi de m’accaparer des penseuses de cette façon. Bon, cela ne m’a pas empêchée de faire un portrait d’Emily Dickinson, mais elle est poète et n’a pas le pouvoir d’une philosophe, elle n’est pas une «femme politique».
M.B. —» Tout est question d’interprétation. Je pense à Jeanne d’Arc qui est à la fois une figure de résistance et une icône du Front national. «Ta» Bernadette Soubirou dans Grotta Profunda, les humeurs du gouffre (2011) est naïve, curieuse et surtout libidineuse! Il y a dans ton travail cette présence de la féminité, de l’érotisme et de la sexualité…
P.C.J. —» Oui, parce qu’elle est en réalité assez dégueux (sic) Bernadette! (rires). Chercher des modèles et traverser ces héroïnes sont très importants pour moi, et l’Histoire n’en a pas retenu beaucoup. Je suis fascinée par les femmes en général, qu’on le veuille ou non, c’est une histoire de la sexualité.
M.B. —» Il semble qu’à travers ces figures plurielles tu donnes à voir ton propre personnage comme un portrait en creux et que cela soit redoublé par ton utilisation récurrente des mêmes acteurs…
P.C.J. —» Dans mes œuvres, je suis là voix omnisciente. Je suis toujours là. Cependant, je crois que la fonction et les qualités même de l’acteur peuvent être un point de départ pour parler de ma façon de travailler. J’ai vraiment dû me demander si je souhaitais devenir comédienne ou pas. J’ai une grande fascination pour cette idée qu’un humain puisse se transformer et devenir un autre, tout comme le camouflage chez les animaux ou la multifonction des objets. La multiplicité de l’humain est visible grâce à l’acteur… bien que des gens le soient sans en faire un métier. Cela rejoint ce que tu dis sur le portrait. On m’a dit récemment: «Ah Pauline, c’est fou car tu es chaque jour un personnage différent!». Et c’est vrai qu’en fonction de mes vêtements, je suis un personnage avec une proposition de performance. Si je ne m’habillais que dans les boutiques standards, je ne performerais que la fille d’aujourd’hui proposée par l’économie actuelle et je ne ferais que porter une pensée contemporaine. Alors qu’avec les vêtements de seconde main, je peux passer par d’autres époques, d’autres féminités, d’autres corps, d’autres icônes, d’autres femmes-objets…
M.B. —» Les mythologies et leurs récits sont très présents dans tes œuvres. Je pense par exemple à la figure de Déméter dans Viola Melon, Baiser Melocoton (2013).
P.C.J. —» Toutes les cosmologies me passionnent. Dans la mythologie grecque par exemple, le dieu Hermès est le dieu des voyageurs, le dieu des oiseaux, le dieu du commerce… Et on n’a pas besoin d’expliquer cela. C’est un peu le langage du rêve qui est ouvert à des possibilités inouïes. Dans mon travail, je m’intéresse beaucoup à la psychanalyse et la multi-interprétation. Comme en archéologie, il s’agit d’aller fouiller dans les poubelles, dans les bas-fonds. Tout ce qui pue et qui dérange. Dans Cœurs de Silex, il y a vraiment l’idée de gratter dans la terre, symbole de l’origine du monde civilisé et non civilisé, et de remuer la merde. Les villes sont construites sur des tas de merde et de sang. Très souvent j’écris des histoires et je me rends compte que l’espèce de mythologie que j’invente existe déjà dans une épopée indienne ou dans un conte africain.
M.B. —» Que penses-tu des récits de science-fiction qui donnent à voir le monde à travers le prisme de la distance narrative ?
P.C.J. —» Je n’arrive toujours pas à m’intéresser à la science-fiction, car j’ai l’impression qu’il y est toujours question d’une puissance dominante qui régit tout dans un univers surnaturel. Or l’idée qu’un seul esprit domine tout, c’est bien la chose contre laquelle je me bats. Je m’intéresse plus aux choses qui existent qu’à celles qui n’existent pas. Je ne crois pas au surnaturel comme je refuse l’idée de naturel. Je regarde les corps et les mouvements, les désirs. Je crois en la force physique et je sais qu’il y a des endroits et des gens qui me bouleversent. Certains lieux sont chargés d’histoires humaines autant que d’histoires telluriques, biologiques, géologiques. Ils me donnent de l’élan, ce sont ceux-là qui me donnent envie de créer. En Sicile, il y a un volcan en activité, je peux le ressentir et dire que c’est le voyage d’Ulysse, le royaume des cyclopes et de Déméter, la déesse de la terre, et que les Africains, les Normands, les Byzantins sont tous passés par là, et qu’ils y passent encore. On y sent des forces qui font réfléchir différemment.
M.B. —» Je t’avais invitée dans l’exposition collective «Les Innommables grotesques¹» car pour moi ton travail provoque, tout comme le font les mythes, une expérience de vertige en donnant une image déformée du monde contemporain.
P.C.J. —» Il y a un autre mot que je me mets à utiliser, indissociable du grotesque, c’est la satire. Il m’a fallu longtemps pour l’utiliser et penser que ce genre définit mon travail. Pour moi le grotesque, c’est enfin un adjectif scientifique qui permet de relier d’un point de vue historique cette question du bon ou du mauvais goût, du beau et du laid. Mais si on parle du laid tout en blasphémant le beau à qui s’adresse-t-on? Et qui parle? Les choses seulement belles sont profondément chiantes (sic) et dangereuses parce qu’elles excluent les autres. La beauté exclue profondément la laideur et on pourrait dire la laideur exclue la beauté mais ce n’est pas très grave étant donné que le pouvoir se mettra toujours du côté de la beauté… Mais c’est faux d’un point de vue strictement esthétique car si tu prends les figures de pouvoir actuel on ne peut pas dire que ce soient des garants de beauté! (rires). Pourtant l’argent circule du côté de ce qui est dit «beau»…
M.B. —» Ton travail est politique au sens large puisqu’il évoque en parallèle une critique du pouvoir et présente l’histoire de différentes communautés. On ressent vraiment dans Cœurs de Silex ton regard politique sur un lieu et un contexte à travers le scénario, la musique, les costumes, le montage…
P.C.J. —» Il s’agit d’être politique au sens d’être queer… De laisser la place à l’autre. Cela laisse un champ de possibilités énormes afin ne pas se catégoriser dans une forme. J’ai écrit et réalisé Cœurs de Silex juste avant les élections présidentielles, à un moment où je revenais en France après avoir passé quatre ans à l’étranger. Je me trouvais en résidence en banlieue à Noisy-le-Sec. À l’époque, il était question de passer tout ça au Kärcher. Un jour, je découvrais dans la bibliothèque de la ville qu’il y avait un rayon «banlieue». Plus tard, les étudiants du lycée professionnel dans lequel je travaillais m’ont expliqué que le «film de banlieue» était pour eux un genre cinématographique, une sorte de blaxploitation actuelle… qui parle de la vie des deuxième et troisième générations d’immigrés. Toutefois Cœurs de Silex réunit plusieurs styles, ce n’est pas un «film de banlieue». Quand j’y repense, je me dis que j’aimerais bien retrouver le même processus de travail, à savoir une improvisation avec le lieu et le climat. Et puis je parlais de quelque chose que je connaissais bien: la France.
M.B. —» Pour tes films, tu travailles avec des performeurs plutôt qu’avec des acteurs. Quelle est ta perception de la performance en tant que médium et comment l’utilises-tu ?
P.C.J. —» Je suis surtout inspirée par les formes théâtrales. Par tous ceux qui sont sur scène: un musicien, un comédien, un danseur, un comique, etc. Quand je parle de performance, je parle des métiers de la scène dont je suis issue. J’aime le théâtre, l’acteur, le jeu. Et c’est aussi mon problème, et la raison pour laquelle je rencontre des problèmes à performer seule puisqu’il me faut me transformer en actrice. Bien qu’exigeante, je travaille peu avec des professionnels. Je cherche une sorte de «hors de soi». Même Viviana (Moin) par exemple, qui est professionnelle, une performeuse extraordinaire, est plus à l’aise dans l’improvisation, dans l’urgence et dans le rythme. Peut-être que j’essayerai un jour de tourner avec des acteurs super techniques, mais j’aime en général les gens qui se mettent dans des états limites, les border-lines me fascinent complètement (rires).
M.B. —» En tant que réalisatrice ta place est celle de l’omniscience et du contrôle mais tu demandes aux acteurs de se placer «hors de soi»… Une de tes éditions s’intitule: The Other One Is Me². Ce double jeu de l’altérité est en effet central dans ta pratique.
P.C.J. —» Je fais plus confiance aux autres qu’à moi. «L’Autre c’est moi»³, c’est dans ce sens-là que je l’entends. C’est lorsque je suis accompagnée que j’arrive à y aller et que je deviens leader. J’adore pousser les autres dans l’eau froide quand je sais qu’ils aiment ça ! Dans mes films, il y a des gens qui ne sont pas du tout acteurs. Anne (Chaniolleau) dans Blutbad Parade par exemple. J’ai imaginé le personnage pour elle comme elle performe dans sa vie, ou comme Chris (Imler) un directeur de cirque, sublime musicien que j’ai rencontré en 2007. J’ai tout de suite eu envie de le filmer. Sa «personne performante» était tout ce qu’il me fallait pour ce rôle. Il était terrorisé au début et j’ai gardé les premières scènes fragiles au montage. Il avait cette façon d’hésiter qui était magnifique. Finalement, c’est comme cela que j’écris les histoires et qu’apparaissent mes personnages.
M.B. —» Cette année c’est le centième anniversaire du Cabaret Voltaire et à cette occasion je t’ai proposé de participer à l’exposition collective «La Maison cherche un amiral à louer». Que représente Dada pour toi?
P.C.J. —» Dada c’est un état d’esprit, ne pas tracer le contour des choses, ne pas arriver à définir. Dada ne se résume pas à un médium, Dada prend toutes les formes. Mais avant tout, Dada c’est la poésie. Dada est lié au cabaret, une structure offrant une multiplicité de définitions de ce qu’est le spectacle: un déroulé de numéros. Chacun propose un monde. Comme dans le cirque, tous les mondes et tous les corps sont admis. C’est une démonstration de ce que pourrait être un accès possible à la liberté.
Notes
- Les Innommables grotesques, L MD galerie, Paris, 2011.
- Pauline CurnierJardin, The Other One Is Me (L’Autre c’est moi), Berlin.
- Titre utilisé par Argobooks, 2010. Isabelle Alfonsi dans le texte du catalogue «Dynasty» paru en 2010 à propos du travail de Pauline Curnier Jardin.
- «The House Is Looking For An Admiral To Rent», curatrice Marie Bechetoille, National Museum of Contemporary Art (MNAC), Bucarest, Roumanie, 20 avril–9 octobre 2016.