Kisses Sweeter Than Wine, c’est d’abord une vidéo. Une vidéo-document captant une performance d’Öyvind Fahlström, réalisée lors des 9 Evenings : Theatre and Engineering de 1966 et qui servira de point d’accroche à cette exposition de groupe curatée par Matt Packer. Entre menace d’annihilation nucléaire et humour cosmique, Fahlström dénoncait les liens complaisants entre technologie et pouvoir militaire, à rebours de l’utopie techniciste du milieu des années 60. Le contexte a aujourd’hui évidemment changé, mais les enjeux restent sensiblement les mêmes : le mythe prométhéen d’un alliage corps-machine est plus que jamais pérenne. Convoquant algorithmes, calculateurs de génie, corps telluriques et cérémonies opaques, le visiteur est invité à naviguer dans un barnum de chairs et de fils électriques. Toujours à mi-chemin de la satire et de l’élévation communautaire, cet opéra à l’esthétique parfois grotesque fournira le répertoire plastique et conceptuel de l’exposition. Du Manifeste cyborg d’Haraway au data-cum laissé derrière chaque passage sur un site pornographique, la métamorphose corps-machine est à la fois puissamment fantasmatique et contemporaine. C’est le constat désarmant que semble tirer Kisses Sweeter Than Wine.
En préliminaire, une série de documents afférants au film Dyonisus in 69 suivent les pas du Performance Group, une troupe issue d’un théâtre de Greenwich Village adaptant Les Bacchantes d’Euripide. Dans cette performance, des corps aux membres désarticulés s’agrègent et se combinent en une masse compacte. Des bras forment des nœuds et s’articulent en concert, se chevauchent et se toisent, comme possédés. Deviendraient-ils les thuriféraires de corps qui les dépassent ? Nous sommes en 69, et le jeune Brian de Palma en fait un documentaire. Une caméra fixe la scène, l’autre, l’énergie palpable d’un public magnétisé. La fixité du dispositif rencontre la ferveur des corps. C’est en quelque sorte Dan Graham interférant avec le Meat Joy de Carolee Schneemann, une querelle fertile. On retrouvera d’ailleurs plus tard ce même goût pour le maniérisme échevelé, de l’emphase physique et des pulsions sanguines chez le Père du bal du diable et des Fantômes du paradis.
Des battements sixties, on passe aux pulsations de Ciarán Ó Dochartaigh qui performa autour d’une table d’opération a priori énigmatique. Des trames de circuits électriques se dessinent sur la surface d’une table synthétique et polie. Points de sorties, venelles misent en réseaux, sensations d’input et d’output forment un étrange récit où coagulent espionnages et zones érogènes, surveillance et confinement, inductions puis abandons. Les intertitres explicites adossés à ces ramifications finissent d’achever l’équivocité de la charge sexuelle. S’ajoutent des objets à picots, des élimés, d’autres incurvés remplissant des trous béats, en somme un menu en forme de Sainte Trinité Youporn. Cette table analogique est connectée à des rétroprojecteurs, des modules discoïdes comme des rémanences d’un clubbing homo refréné. Le signal a du mal à passer, des beats interstitiels rythment les brèves apparitions d’un building à l’architecture liquide. On apprend qu’il est localisé en Arabie Saoudite. Triomphant, souverainement phallique, son regard autoritaire n’autorise pas la fluidité des genres, des désirs, des identités. L‘érotique de la forme de Susan Sontag rencontre les ayatollahs du cyberporn.
À la placidité des corps répond l’installation vidéo anthropomorphe de Melanie Bonajo. Déesse, pute insulaire, orchidée, elle se met en scène en offrant son corps à la demande. Un don qui est ici en forme d’hospitalité absolue : aux regards des hommes d’abord, à leurs inclinaisons ensuite, à la terre enfin. A leurs atermoiements, elle acquiesce sans fard ni misérabilisme, mais avec une volonté farouche de faire poids, de faire action avec son corps. Mother nature, la chatte se fait levier d’émancipation. Annie Sprinkle n’est jamais loin, pas moins que Valie Export d’ailleurs. Qu’elle s’offre au regard, qu’elle se mue en pythie hyper sexualisée, tantôt queer, tantôt butch, la politique du care se passe ici par l’entrejambe, le peer to peer via le patriarcat. Puis le doute fait ombrage à l’activisme d’amazone. La place pivot fantasmée par Bonajo entre les règnes végétaux, humains et divins n’est plus aussi certaine. La chaîne est brisée. C’est peut être quand l’humain est poussé dans ses retranchements corporels, quand il se rapproche d’une forme d’autisme, qu’il se couple le mieux avec la technologie, à la manière de Jedediah Buxton, le calculateur hors-pair joué par Rauschenberg dans le film Kisses Sweeter Than Wine. Où se joue la conversion, celle incompressible transfigurant l’homme en machine ? Entre le lait et le vin dirait Barthes, par le cul répondrait Bonajo. C’est peut être ce qu’elle souhaitait dire. C’est ce que j’en ai compris.