Dans une heure c’est fini, on ne verra plus rien. Trois heures de l’après-midi seulement, mais la nuit tombe tôt sur la vallée de la Graine et il n’y a pas d’éclairage électrique à cet étage du château. Déjà les sculptures deviennent des ombres suspendues à la charpente, prêtes à s’enfoncer dans l’obscurité. Dans une heure on fermera la salle et elles iront se coucher avec les poules.
C’est comme une partition ; dans la nef, une portée où se succèdent des notes ou des temps dont la hauteur et la position dans l’espace semblent avoir été réglées pour produire un son particulier ou un silence plus ou moins appuyé. Elles s’intitulent la robe, le berceau, le cœur, le frai, la gelée, la lie et le noyau. La lie, c’est aussi une image qu’elles pourraient composer ensemble, comme un dépôt de matière au fond d’un verre de vin, un rebut qui resterait en suspension. Les éléments qui composent les sculptures, pendus en différents endroits de la charpente, reposant en d’autres points du plancher ou des poutres, on les identifie progressivement. Habituellement, ils gisent aux abords des exploitations agricoles, sur le bas-côté de la route, dans le lit des rivières. Il y a notamment un silo, dont on n’aperçoit d’abord qu’une moitié béante, un vêtement de travail agricole retroussé et pendu par la jambe ou encore un casque de vélo dont il ne reste que la couche de polystyrène. On parvient à reconnaître ces choses malgré leur apparence légèrement transformée, morcelée. Après quelques actions de ponçage et de découpe, elles sont en réalité devenues des peaux. Une membrane plastique translucide légèrement jaunie pour les morceaux de silo vide, un derme plus épais et rose qui fait ressembler cette bouée découpée à un cœur ouvert traversé par une épaisse artère caoutchouteuse. Comme les mues de couleuvre que l’on trouve au bord des chemins, lorsqu’on les regarde à la lumière, on peut presque voir au travers.
Autrefois, selon qu’ils servaient de réservoir à grains ou de combinaison de protection, ces objets habitaient l’interface entre ce que l’on appelle nature et ceux qui l’ensemencent, la traitent, la composent. Ces outils agricoles, finalement délaissés, ont été recomposés à leur tour et ils ne subsistent dans l’exposition qu’au contact d’une faune et d’une flore d’imitation. Ainsi le poisson qui pique la mousse de la planche est factice, la pomme qui repose au fond du silo est en plastique, le poussin en peluche. Comme si l’artiste, qui, avant d’installer son atelier dans la campagne limousine, utilisait davantage de matériaux prélevés dans la nature (bois, pistil, coquilles), n’avait découvert dans la région que des faux. Au sein de ces nouvelles pièces en tout cas, Gyan Panchal semble avoir inversé les proportions entre matières naturelles et plastiques que l’on observait dans ses précédents travaux et permuté les rôles de contenant et de contenu. On se souvient de sculptures où la nature se faisait plus volontiers support, comme cette huître qui servait de contenant à des billes de polymère (Sans Titre, 2008). À Rochechouart, contre une poutre, ce sont quelques graines de maïs qui se serrent au creux d’une fausse fourrure jaune.
Sans que je ne sache immédiatement pourquoi, cette réunion silencieuse d’objets parmi lesquels on rencontre assez rapidement une sculpture intitulée le berceau m’évoque un souvenir du musée des arts et traditions populaires, une vitrine conçue par Georges-Henri Rivière intitulée Du berceau à la tombe. Reposant sur les écrits de l’ethnologue Arnold Van Gennep au sujet des rites de passage, la vitrine présentait une série d’objets en leur qualité d’adjuvants et de symboles du passage d’un âge à un autre. Le bonnet de nourrisson tricoté, les assiettes et les cuillères suspendues par des fils de nylon dessinaient alors la parabole d’une existence rurale ordinaire. Le folklore de ces objets n’est évidemment pas ce qui me fait les mentionner ici, tant il est absent du travail de l’artiste. Mais je repense à l’idée d’un cycle dans lequel les choses sont enchâssées. Quittant une chaîne de production, les objets glanés par l’artiste semblent évoluer dans un temps scandé non pas par des rites mais par des rythmes de passage. Ramassés, laissés un temps à l’indifférence de l’atelier avant d’être touchés, découpés ou agencés, ils passent lentement d’un statut à un autre. La solidité de leur nom glisse, ils deviennent des états météorologiques, des organes reliés à un tout. Ainsi, le silo ganté devient le cœur, la bouée la gelée, la chose oubliée une œuvre.
Et la course du soleil qui l’amène à traverser pendant quelques heures les vitraux de la salle et à modifier les couleurs et les surfaces des sculptures leur imprimera à son tour un autre rythme, des transitions cycliques.
Dans une heure on ne verra plus rien et demain lorsqu’il fera jour il faudra tenter de rompre l’orbe à nouveau, frayer dans l’atelier, retrousser les fossés.