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Our Aesthetic Categories: Zany, Cute, Interesting

par Sianne Ngai

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Traduction par Lou Ferrand d’un extrait de l’introduction de Our Aesthetic Categories: Zany, Cute, Interesting (« Nos catégories esthétiques : le loufoque, le mignon, l’intéressant ») de Sianne Ngai, paru aux Harvard University Press en 2012 (pp. 3-25).  


(...) S’articulant autour du désir d’une relation encore plus intime et encore plus sensuelle à des objets déjà perçus comme familiers et inoffensifs, la mignonnerie [cuteness] n’est pas seulement une esthétisation mais aussi une érotisation de l’impuissance, évoquant à la fois la tendresse à l’égard des « petites choses » mais aussi, parfois, l’envie de les déprécier ou de les diminuer davantage. Les catégories esthétiques présentes dans cette étude ne se réfèrent donc pas uniquement à une série d’objets de phénomènes objectifs (les marchandises, l’acte de consommation et la sphère domestique féminisée dans le cas de la mignonnerie ; l’information, la circulation et l’échange de discours ainsi que la sphère publique bourgeoise, dans le cas de l’intéressant ; la performance, le labeur affectif et le lieu de travail post-fordiste dans le cas de la loufoquerie [zaniness] contemporaine). En faisant appel à des capacités spécifiques de sentiment et de pensée, en même temps qu’aux limitations spécifiques de ces capacités – une version sensiblement plus faible ou plus froide de la curiosité, dans le cas de l’intéressant ; un type d’empathie particulièrement intense et pourtant étrangement ambivalent, dans le cas du mignon –, elles jouent également en faveur de la formation d’une catégorie distincte de sujet esthétique et contribuent à la compléter, tout en faisant un geste vers les modes d’intersubjectivité que cette subjectivité esthétique implique1

Puisque les choses mignonnes suscitent en nous le désir non seulement de les molester avec amour, mais aussi de les protéger avec agressivité, la poésie moderne pourrait être considérée comme mignonne dans un sens autrement problématique. La petitesse de la plupart des poèmes, en comparaison aux romans ou aux films, au sein desquels la proportion d'éléments pouvant être cités par rapport à l’ensemble de l’œuvre (le paragraphe ou le plan-séquence) est toujours nettement inférieure, a contribué à faire de la poésie le genre le plus agressivement protégé par le copyright, et donc, dans un certain sens, le genre le plus agressivement protégé de la critique, puisque quiconque voulant se référer directement au langage qu’iel analyse devra souvent payer un droit substantiel. L’avertissement désabusé de Susan Stewart dans la préface et les remerciements de Poetry and the Fate of the Senses (« Comme toute personne qui écrit sur les formes poétiques, j’ai été limitée… par la disponibilité des autorisations de reproduction ») sera donc familier à tout·e critique ayant essayé d’écrire sur le genre que les lois sur le copyright ont indirectement contribué à définir comme un discours particulièrement « tendre2 ». 

La relation complexe et ambivalente que la poésie entretient avec une esthétique qui célèbre le petit et le vulnérable devient d’autant plus problématique dans le cas de l’avant-garde, qui s’est historiquement définie en opposition à tout ce que la mignonnerie représente. Pourtant, comme le montrent certains textes expérimentaux – allant de l’hommage de Gertrude Stein à la domesticité lesbienne dans Tendres Boutons, à l’hommage de Harryette Mullen aux sections « Objets » et « Nourriture » dans ses explorations du langage de la mode féminine et des produits alimentaires dans Trimmings et S*PeRM**K*T –, il est clair que l’avant-garde s’est autant intéressée aux questions soulevées par cette esthétique des « petites choses » familières qu’aux expériences puissantes de choc, de rareté, et/ou de détachement que nous associons plus volontiers à ses projets. La mignonnerie avec laquelle la poésie d’avant-garde se trouve aux prises nous donne donc un levier surprenant sur le statut ambigu de l’avant-garde contemporaine en général, et sur la proximité entre l’œuvre d’art et la marchandise. Puisqu’il ne s’agit pas seulement de la mignonnerie en tant qu’esthétique orientée vers la marchandise. Comme le laisse entendre Walter Benjamin, quelque chose dans la forme même de la marchandise semble déjà imprégné de sa sentimentalité : « Si l’âme de la marchandise, que Marx mentionne parfois en plaisantant, existait, elle serait la plus empathique jamais rencontrée dans le royaume des âmes, en ce qu’elle devrait voir en chacun·e la main et la maison de l’acheteur·se au sein desquelles elle voudrait se nicher3. »


(...)


La réponse affective à la faiblesse ou à l’impuissance qu’est la mignonnerie, par exemple, est fréquemment dépassée par un second sentiment – un sens de la manipulation ou de l’exploitation – qui immédiatement contrecarre ou conteste le premier. « La rapidité et la promiscuité de la réponse mignonne rendent suspecte l’impulsion, facilement annulée par le sentiment exaspéré d’être exploité·e ou trompé·e », comme le note l’écrivaine scientifique Nathalie Angier à propos de la mignonnerie biologique ; en effet, cette propension à être prise en charge semble paradoxalement interne à l’expérience affective de la mignonnerie4. La raison implicite à cela est que nous jugeons trop facilement les choses mignonnes, comme s’il y avait un déficit de discrimination dans le jugement du sujet correspondant à ou même causé par le manque souvent exprimé de caractéristiques articulées de l’objet mignon. Ainsi que l’observe Angier, « le détecteur humain de mignonnerie est réglé sur un barème tellement bas… qu’il balaie et juge mignon pratiquement tout ce qui ressemble de près ou de loin à un bébé humain ou à une partie de celui-ci », allant des « petits d’à-peu-près toutes les espèces de mammifères » aux « chenilles poilues, un ballon de baudruche, un gros caillou rond empilé sur un caillou plus petit, un deux-points, un tiret et une parenthèse fermés tapés à la suite ». Cette série de formes ataviquement régressives souligne que la cuteness n’implique pas seulement un certain adoucissement ou affaiblissement de la différenciation formelle du côté de l’objet (plus il ressemble à blob, plus il semble mignon), mais aussi de la discrimination du côté du sujet. Certes, la mignonnerie peut être une réponse puissante et même exigeante à notre perception de la vulnérabilité d’un objet ; d’après les scientifiques qu’Angier interviewe, le plaisir que les images de chiots ou de bébés soulève peut être aussi intense que celui « suscité par le sexe, un bon repas, ou des drogues psychoactives telles que la cocaïne » ; actes ou substances connues pour stimuler les mêmes régions du cerveau. Cependant, comme l’expérience esthétique de la mignonnerie est un plaisir régulièrement annulé par des sentiments secondaires de suspicion, on peut dire qu’il y a tout de même quelque chose de faible à son propos. C’est cette faiblesse qui permet et même semble convier ce que Denis Dutton appelle « le sentiment de ce qui est bon marché [cheapness]… et le sentiment d’être manipulé·e ou pris·e pour un·e imbécile qui conduit beaucoup de gens à rejeter la mignonnerie comme étant basse ou superficielle5 ». Notons comment, même dans le contexte d’un projet décrivant la mignonnerie en des termes explicitement biologiques, nous retrouvons convoqué le langage de la marchandise [cheapness], comme s’il n’existait pas de meilleure métaphore pour désigner comment l’on peut se sentir « manipulé·e ou pris·e pour un·e imbécile » que celle de notre relation à cet objet particulièrement singulier. Comme le dit Lori Merish, la « banalité même de la beauté – sa production de masse et son exposition au sein de toute une série de contexte commerciaux – suggère la fragilité et la ténuité de l’emprise du mignon sur nous6. »

Hantée par une image d’échec que l’expérience elle-même semble véhiculer, l’esthétique de la mignonnerie semble ainsi paradoxalement couplée à une incapacité à mener à bien son propre programme7.

(...) 







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